Société

Violences conjugales : tolérance zéro

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Jusqu’il y a quelques années encore, les violences conjugales restaient confinées dans le secret des foyers, dans un silence collectif assourdissant. Le mouvement Me Too, en 2017, a fait émerger une prise de conscience générale. Désormais, les agressions entre adultes, la société a quelque chose à en dire. Il faut le réaffirmer : cette violence conjugale n’est pas une fatalité, c’est une construction sociale, qu’il est urgent de comprendre, et surtout de déconstruire.

  • Les chiffres sont glaçants : en France, 220 000 femmes déclarent chaque année subir des violences conjugales1. En 2022, on recense 1882 victimes de violences intrafamiliales en Côtes d’Armor2. Tous les professionnels s’accordent : il n’y a pas de profil type des agresseurs et des victimes de violences conjugales. « Tous les âges, tous les territoires et tous les milieux sociaux sont concernés », affirment les cinq intervenantes sociales en commissariat et gendarmeries des Côtes d’Armor. Elles sont unanimes, les victimes qu’elles accompagnent, ce sont toutes des femmes. Alors oui, certains hommes subissent aussi des violences, mais les chiffres sont têtus : 96 % des auteurs de violences entre partenaires sont des hommes3.

    De quoi parle t-on quand on parle de violences conjugales ? De tout acte de violence, répété ou pas, commis au sein d'un couple, susceptible d’entraîner des conséquences sur les plans physiques et psychologiques. Ces violences peuvent être verbales, physiques, psychologiques, sexuelles ou économiques. Si dans un conflit, le rapport est égalitaire, « dans la violence conjugale, c’est toujours la même personne qui exerce la violence, et c’est toujours la même personne en face qui va céder », note le sociologue Pierre-Guillaume Prigent, dans un épisode du podcast Les couilles sur la table de Victoire Tuaillon4. Le problème, poursuit-il, c’est que la violence  conjugale s’exerce « dans des quotidiens qui semblent tout à fait normaux pour plein de gens. »

    D’où le fait que l’on peut peiner à identifier ce qui est acceptable ou pas au sein du couple. Or, comme le démontre le violentomètre (ci-après), outil créé en 2018 par l’Observatoire des violences envers les femmes, le dénigrement, les moqueries en public, les rapports sexuels forcés, le contrôle permanent, s’ils s’exercent dans un rapport de domination à sens unique : c’est de la violence conjugale. 

    En France, chaque année, une femme est tuée tous les trois jours sous les coups de son conjoint ou de son ex-conjoint. Photo : Thierry Jeandot
    En France, chaque année, une femme est tuée tous les trois jours sous les coups de son conjoint ou de son ex-conjoint. Photo : Thierry Jeandot

    Une stratégie des agresseurs redoutable

    Fabienne Andrieux, intervenante sociale à la gendarmerie de Dinan, l’affirme : « Les violences les plus difficiles à identifier, ce sont les violences psychologiques ». Sans trace, difficiles à prouver, elles sont redoutables. « Il n’y a pas forcément besoin de lever la main sur une femme pour la briser. L’estime de soi, c’est peut-être ce qu’il y a de plus dur à reconstruire, note la psychothérapeute Florence Torrollion, qui a échappé de peu à un féminicide en 2014. Ce n’est donc pas à la première gifle qu’il faut partir, c’est au premier mot qui dénigre, qui humilie. » 

    Si les histoires de violences contre les femmes sont toutes différentes, dans presque toutes, on retrouve les mêmes comportements de la part des auteurs. C’est ce qu’a conclu en 2017 le Collectif féministe contre le viol, après avoir écouté plus de 53 000 victimes de violences conjugales. Cette stratégie, connue et reprise par l’ensemble des professionnels qui agissent contre les violences faites aux femmes, repose sur cinq points : isolation de la victime ; dévalorisation et humiliation ; installation d’un climat de peur et d’insécurité ; inversion de la culpabilité et report de la responsabilité sur la conjointe ; et consolidation de l’impunité, en s’alliant par exemple avec les proches de sa conjointe.

    « Toutes ces tactiques permettent de verrouiller le secret », conclut Gwenola Sueur, sociologue4. Le résultat, « on a le cerveau qui ne connecte plus, car on est sans cesse dans l’ordre et le contre-ordre. Il n’y a plus d’espace de pensée, on ne peut plus réfléchir », résume Florence Torrollion. 

    « À la base des violences conjugales, il y a d’abord les inégalités entre les femmes et les hommes »

    Si la réalité des milliers de victimes est insoutenable, tous les élus et professionnels l’affirment : la violence conjugale n’est pas une fatalité. « À la base des violences conjugales, il y a d’abord les inégalités entre les femmes et les hommes. C’est une construction sociale, qui n’est donc pas gravée dans le marbre », insiste Christine Orain-Grovalet, vice-présidente du Département déléguée à l’égalité Femmes-Hommes.

    Laure Le Provost, déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité F/H au sein du Cabinet du préfet des Côtes d’Armor, enfonce le clou : « Toutes les violences viennent des stéréotypes de genre et du patriarcat. Et la lutte contre les stéréotypes, c’est dès la crèche» Pour Christine Orain-Grovalet, l’une des clés, c’est aussi de développer une meilleure compréhension des schémas de domination, notamment « pour favoriser une prise de conscience beaucoup plus rapide chez les victimes de ce qui est normal ou pas. Il faut le répéter haut et fort : les violences au sein du couple, c'est tolérance zéro »

    « Toutes les violences viennent des stéréotypes de genre et du patriarcat. Et la lutte contre les stéréotypes, c’est dès la crèche. » Laure Le Provost, déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité F/H au sein du Cabinet du préfet des Côtes d’Armor.
    « Toutes les violences viennent des stéréotypes de genre et du patriarcat. Et la lutte contre les stéréotypes, c’est dès la crèche. » Laure Le Provost, déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité F/H au sein du Cabinet du préfet des Côtes d’Armor.

    Amour, couple, masculinité : changeons les regards

    Changer les regards semble aussi essentiel. Sur l’amour d’abord, car comme le remarque Florence Torrollion, « on est bercés par ces histoires d’amour qui finissent mal. Il faut qu’on éduque autrement les filles et les garçons sur ce que c’est que l’amour. Exercer de la violence ou la subir, ce n’est pas de l’amour. »

    Changer aussi le regard sur la virilité, sur ce qu’est un homme, comme l’invite à le faire Mathieu Palain. Après s’être plongé dans la tête des hommes violents pour les besoins de son enquête, le journaliste est aujourd’hui en mesure d’admettre : « C’est facile de ne jamais se remettre en question. Mais faites le test. Si vous êtes un homme, demandez vous honnêtement si vous n’exercez jamais de domination sur les femmes de votre entourage »5.

    Une prise de conscience qu’appelle de ses vœux Christine Orain-Grovalet : « On peut être tous dans un comportement de dérive si on n’a pas les clés pour décrypter les comportements de domination. » 

    1 Source : vie-publique.fr
    2 Chiffre au 31 octobre 2022. Source : Préfecture des Côtes d’Armor
    3 MIFROP, 2019
    4Violences conjugales, la banalité du mâle, podcast Les couilles sur la table, décembre 2022
    5 Nos pères, nos frères, nos amis, de Mathieu Palain, éd. Les Arènes, 2023

     

    Violences conjugales : enfin une prise de conscience

    Cela va de soi, lutter contre les violences conjugales nécessite d’agir sur tous les fronts. Depuis quelques années, les pouvoirs publics ont pris la mesure de l’enjeu, quand auparavant ces violences n’étaient considérées que comme de banals faits divers. Ainsi, en 2019, le premier Grenelle des violences conjugales a donné lieu à une série de mesures, mises en œuvre avec l’appui des collectivités et des associations. L’objectif, prévenir les violences, et protéger les victimes, mais aussi les enfants. Une priorité, quand on sait que parmi les enfants qui vivent au quotidien la violence conjugale, « un tiers deviendront auteurs, un tiers victimes », indique Lucie Desaules, éducatrice spécialisée à Adalea. Parmi ces mesures, l’augmentation des logements de mise à l’abri des victimes, la création de postes supplémentaires d’intervenantes en gendarmerie, ou encore l’utilisation d’un bracelet anti-rapprochement. « « En Côtes d’Armor, sur les 54 mesures annoncées au niveau national, 47 ont fait l’objet d’une déclinaison locale, les autres ne s’y prêtant pas : 32 ont été réalisées, et 15 sont en cours », indique Laure Le Provost, déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité F/H au Cabinet du préfet des Côtes d’Armor.

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    Une ancienne victime témoigne : Delphine Herrou

    « Comme si j’avais un radar » 

    Delphine Herrou, dans son studio à Quintin, devant les photos de son exposition consacrée aux violences intrafamiliales, financée par les dommages et intérêts versés par son ex-conjoint, et lauréate du concours des Irréductibles Talents organisé par le Département.
    Delphine Herrou, dans son studio à Quintin, devant les photos de son exposition consacrée aux violences intrafamiliales, financée par les dommages et intérêts versés par son ex-conjoint, et lauréate du concours des Irréductibles Talents organisé par le Département.

    En 2014, Delphine Herrou, photographe à Quintin, et séparée du père de ses enfants, « un homme non violent », rencontre « l’homme idéal ». Très vite, le quotidien tourne au cauchemar. Reproches permanents, jalousie maladive... « Mes tatouages par exemple, je devais les cacher, pour lui ça faisait pute. Il y avait aussi des coups de poing. Tout était prétexte à insulte. À la fin, je ne parlais plus », résume Delphine. Un an se passe. Une nuit, elle s’enfuit. Par la suite, il sera condamné à deux ans de prison ferme, pour des violences sur d’autres femmes. Trois mois plus tard, elle rencontre un nouvel homme. Il la rassure, elle y croit. Puis les crises de colère arrivent, « pour tout et n’importe quoi. »

    « J’ai toujours peur que ça bascule »

    Alors que les voisins de Delphine déménagent, il prend leur place. « Un cauchemar. Des fois ses propres filles venaient car elles avaient peur. Dès que quelque chose le contrariait, il faisait une tentative de suicide. » Cette fois, elle porte plainte : neuf mois avec sursis, obligation de soins, et dommages et intérêts, qui lui permettront de financer son exposition sur les victimes de violences intrafamiliales. Aujourd’hui, Delphine peut l’analyser : « J’avais un vide affectif suite à la séparation. Ces hommes arrivent à voir quand on a des failles. Maintenant, je vais bien, ça fait cinq ans que je suis avec mon compagnon, qui est très doux. Mais j’ai toujours peur que ça bascule… J’ai peur des hommes, de ceux qui haussent le ton. Souvent aussi, je détecte la violence, comme si j’avais un radar. Maintenant, je sais quand un comportement n’est pas normal. » 

    Site de delphineherrou.com

Article issu du n°
191
de Côtes d’Armor magazine

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