Prix Louis-Guilloux

Entretien avec Pauline Hillier, prix Louis-Guilloux 2023

Pauline Hillier
Pauline Hillier, lauréate 2023 du prix Louis-Guilloux. Crédit : Thierry Jeandot

En 2013, Pauline Hillier est incarcérée à la prison de Manouba, en Tunisie. Elle en a tiré un récit, Les Contemplées. Si l’ex-Femen raconte la puanteur, les cafards et les fouilles humiliantes, elle porte surtout un regard plein d’amour sur celles dont elle a partagé le quotidien. Rencontre avec la lauréate 2023 du Prix Louis-Guilloux, massivement plébiscitée par le jury citoyen.

  • Mai 2013, vous êtes arrêtée devant le tribunal de Tunis, pour avoir défilé seins nus pour réclamer la libération d’une autre Femen. Dans quel état d’esprit êtes-vous quand vous entrez à la prison ?
    Je n’avais pas mesuré le poids de la religion dans la société, mais j’avais décidé d’assumer la portée de mes actes, et j’étais prête à faire les quatre mois de prison dont j’avais écopé. Mais j’étais terrorisée à l’idée de côtoyer ces femmes, avec en tête une image monstrueuse de la prisonnière. J’entre donc dans cette prison avec la sensation que je vais devoir me battre parce que c’est ce que m’ont dit les policiers, que je vais devoir opérer un tri entre les bonnes et les méchantes pour faire les bonnes alliances, que je suis plus digne qu’elles.

    Arrivée en cellule, vous vous êtes mis à lire dans les lignes de la main. Pour tenter de vous faire accepter ?
    Rapidement j’ai eu cette idée, un peu par hasard, alors que je n’ai aucun don. Ce petit jeu les a vite captivées. Il a permis de créer de la sensualité entre nous. Vous savez, en prison, le corps se dégrade, se déshumanise, mais surtout, il n’est plus touché. Dans cette bulle d’intimité, elles se sont mises à me parler, à se livrer. Leurs histoires, je les ai consignées dans les marges du seul livre que j’ai pu garder, Les contemplations de Victor Hugo.

    « Mes codétenues m'ont appris à rester digne quoi qu'il arrive »


    Dans votre cellule insalubre de 30 m², à quoi vous êtes-vous raccrochée pour ne pas sombrer ?
    Je suis arrivée fermée, comme un nouveau-né dans un nouveau monde. Mes 27 codétenues m’ont appris à m’ouvrir. Ce sont elles qui m’ont portée, consolée, soignée, donné de l’amour et de l’espoir. Les conditions de vie étaient épouvantables, dans cette cellule comme ailleurs, mais j’y ai vu des efforts pour embellir la vie, des femmes qui gardaient la tête haute. Elles m’ont appris à rester digne quoi qu’il arrive, et m’ont fait grandir. C’est là aussi que j’ai appris l’entraide, la solidarité, et le vrai sens de la dignité. Cette sororité dont elles ont fait preuve à mon égard, je ne l’ai jamais connue ailleurs, ni avant, ni après mon incarcération. 

    Qu’elles soient tueuses, délinquantes, ou condamnées pour adultère, vos codétenues sont coupables. En vous lisant, on ressent surtout leur humanité…
    Je suis arrivée avec toute mon arrogance de jeune féministe persuadée de savoir ce qu’était la souffrance des femmes, où se situait le bien et le mal… Mais elles sont venues bouleverser toutes ces certitudes. J’ai vu qu’une tueuse pouvait être remplie de tendresse. Par exemple cette vieille prisonnière qui me voulait le soir à côté d’elle devant le feuilleton télévisé, qui me soignait quand j’étais malade, qui m’a donné un amour incroyable... Elles m’ont appris que les choses n’étaient pas noires ou blanches, mais bien plus poreuses que ce que je pensais, et que l’humanité pouvait se nicher partout, même dans la pire noirceur.

    « C'est la violence patriarcale qui les a conduites dans cette prison »


    Les dérapages qui ont conduit ces femmes en prison montrent à quel point elles sont victimes de la justice des hommes, dans la plupart des cas…
    En effet. A écouter ces femmes, j'ai clairement constaté que c'est la violence patriarcale qui les a directement ou indirectement conduites dans cette prison. La société dans laquelle elles évoluent réserve un sort très inégalitaire entre les hommes et les femmes, qui met en avant l’absolu pouvoir de l’homme sur la femme. 

    Selon vous, l'image de la prisonnière diffère t-elle de celle de l'homme ?
    La figure de la prisonnière est une figure monstrueuse, en Tunisie comme ailleurs... Alors que pour les hommes il y a certain mythe de la virilité de l’ex-taulard, un côté romantique de l’homme qui est passé par la case prison, il y a au contraire une honte de la prisonnière qu’on veut absolument cacher. Une femme emprisonnée, personne ne vient la voir, la soutenir. À la sortie, c’est une sorte de mort sociale pour les femmes : on ne les entend pas. C’est aussi l’objectif de ce roman : montrer que les prisonnières ont des noms, des pulsions de vie, des histoires, des rêves et des combats.

    « Faire exister ces femmes que plus personne ne voulaient voir » 


    Vous avez gardé contact avec ces femmes ?
    Non. Certaines y sont toujours enfermées, et celles qui sont sorties, j’ignore ce qu’elles sont devenues. Si je n’ai évidemment pas le pouvoir de les libérer, j’en ai un que personne ne peut m’enlever, modeste et pourtant immense, celui de faire exister le temps de quelques pages ces femmes que plus personne ne voulaient voir, sauf moi. Ce roman d’adieu est pour elle, pour leur rendre hommage en les sortant de leur enfermement.

    Entre votre incarcération et votre roman, dix ans s’écoulent. Pourquoi ce délai ?
    Revenir sur cette histoire, c’était accepter de retourner à la Manouba. Or je n’étais pas prête. J’avais aussi un fort sentiment de culpabilité parce que j’avais bénéficié de la clémence des juges et de l’action du président François Hollande, ce qui m’a permis de sortir au bout d’un mois, alors qu’elles étaient toujours derrière les barreaux. J’ai repris ma vie et ai enfoui cette histoire. Et puis un jour, par hasard, j’ai rencontré une journaliste, qui avait aussi été emprisonnée à la Manouba. Tout a ressurgi. Je me suis alors souvenue d’une promesse que j’avais faite à une vieille prisonnière, alors qu’elle me disait sa peur d’être oubliée de tous et effacée du monde. Je lui avais promis de ne jamais l’être de moi. Le temps était venu de tenir ma promesse. J’étais prête. Écrire ce livre a été le moyen de libérer des fantômes et me réconcilier avec ce passé douloureux.

    En 2018, vous quittez les Femen. Pour quelle raison ?
    Je crois que j’avais fait le tour. J’étais fatiguée aussi de la vie communautaire, des squats, des garde-à-vue et des menaces. Et puis surtout, il m’a semblé aussi que si nos actions avaient énormément de sens avant Metoo, cette déflagration est venue prendre la relève de nos engagements.

    « J’ai envie d’histoires de femmes qui combattent »


    Vous dressez le portrait de femmes fortes et combatives malgré l’adversité. Ce sera aussi le sujet de votre prochain roman, si vous en avez le projet ?
    Oui, j’ai un roman sur le feu, avec à nouveau un pied dans le réel et un autre dans la fiction, qui part d’une rencontre et qui relate une trajectoire de femmes. 

    Placer les femmes au coeur de vos romans, c'est politique ?
    Oui, si l'on veut. Il y a de tels trous dans l’histoire et la culture des femmes… Pendant mon enfance et mon adolescence, j’ai manqué dans l’offre culturelle de femmes puissantes. J’aurais voulu m’identifier à autre chose que des filles qui se crêpent le chignon, qui restent douces et souriantes quoi qu’il arrive et ne pensent qu’à faire du shopping. Pour moi, écrire c’est militer et porter des combats. Le mien, c’est celui-là : mettre en lumière des femmes du quotidien, des petites forces de l’ombre qui font leur chemin discrètement, et qui résistent. J’ai envie d’histoires de femmes qui combattent, de donner la parole à celles à qui on tourne le dos.

    « Les jeunes filles d’aujourd’hui sont bien plus prêtes pour prendre leur place »


    Vous trouvez que la jeunesse s’empare davantage de la cause des femmes aujourd’hui ? 
    La jeune génération me rend optimiste. Les jeunes filles d’aujourd’hui sont bien plus prêtes et armées pour prendre leur place, questionner leur condition et se défendre. Les filles, et d’ailleurs les garçons aussi, sont beaucoup plus politisés et sensibilisés aux notions de consentement, de violences faites aux femmes, d’égalité entre les femmes et les hommes... Désormais, c’est à nous de nous défaire de nos schémas pour les accompagner. Nous nous devons d’être présents collectivement pour répondre à ces attentes.

    Un dernier message ?
    Je constate chaque jour que la sororité n’est pas facile à mettre en œuvre, que les féministes ne cessent de s’opposer. J’ai voulu faire comprendre que si dans une petite cellule, dans des conditions insupportables, des femmes qui sont dans une souffrance extrême sont capables de se soutenir les unes les autres et de s’élever ensemble, et de faire preuve de sororité, alors on est capables de le faire au-dehors. 

     

Article issu du n°
196
de Côtes d’Armor magazine

Découvrir cette édition